À quelques mois près, l’Organisation mondiale du commerce tiendra sa douzième conférence ministérielle pour discuter de plusieurs dossiers tant complexes qu’épineux, entre autres, la dérogation aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins anti-coronavirus. Pourtant, bien que le débat à venir s’articule essentiellement autour des arguments des pro-dérogation et anti-dérogation, peu d’attention est accordée aux accords internationaux d’investissement et la manière dont ils seraient utilisés par les entreprises pharmaceutiques. Malheureusement, même si les États membres de l’OMC approuveraient unanimement la dérogation soumise par l’Afrique du Sud et l’Inde, la bataille est loin d’être gagnée. Grâce aux accords internationaux d’investissement, les entreprises pharmaceutiques ont la possibilité de recourir à l’arbitrage supranational pour agir contre une telle décision (Pérez-Rocha, 2021).
À la recherche de l’origine du mal
En principe, de nombreux accords de libre-échange impliquent la signature d’accords internationaux d’investissement permettant aux investisseurs de poursuivre les gouvernements en cas de discrimination. Sous le prétexte d’être nécessaires pour le développement d’affaires à l’international, ces accords permettent en fait aux grandes entreprises de contrôler les décisions législatives qui les concernent. Leur application a toujours été contestée ; elle est particulièrement inacceptable en ces temps de pandémie.
En réponse aux actions prises par les gouvernements, notamment pour relancer leurs économies, protéger les emplois, sauver des vies et endiguer la pandémie, des investisseurs étrangers se sont précipités pour soumettre des plaintes, non pas devant des tribunaux nationaux, mais directement devant des tribunaux d’arbitrage privés. Présentement, les poursuites contre les gouvernements se propagent comme un virus dans les tribunaux supranationaux. Le système supranational de protection des investissements fonctionne parallèlement au droit international, et ce, grâce à la mise en œuvre de plus de 2600 accords de libre-échange et accords internationaux d’investissement. Il s’agit non seulement de remettre en cause les mesures publiques jugées discriminatoires pour les entreprises étrangères, mais surtout d’aller chercher des indemnisations estimées à des millions, voire à des milliards de dollars (Dupré, 2020).
Si plusieurs gouvernements sont déjà dans le viseur des investisseurs spéculatifs et des avocats à la recherche de litiges lucratifs, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements de la Banque mondiale (CIRDI) enregistre 133 nouveaux différends entre 2020 et 2021.
Ainsi, la question qui se pose est celle de savoir si les entreprises pharmaceutiques pourraient se servir des accords d’investissement internationaux contre les gouvernements qui renonceraient aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins anti-coronavirus (Khachvani, 2021) ?
Les vaccins anti-coronavirus, de la propriété intellectuelle à l’investissement
Bien que les accords d’investissement internationaux soient conçus pour se prémunir contre des mesures qui relèveraient d’une «discrimination» à leur égard de la part des États, les entreprises pharmaceutiques sont dans l’obligation de prouver avoir réalisé des investissements sur le territoire du gouvernement poursuivi. Or, pour y parvenir, il est nécessaire que le gouvernement poursuivi ait préalablement enregistré la propriété intellectuelle des vaccins anti-coronavirus. Tandis que plusieurs accords d’investissement internationaux permettent la protection de la propriété intellectuelle, leur application demeure limitée uniquement aux propriétés enregistrées.
Admettons que le gouvernement poursuivi ait réalisé l’enregistrement en question, les entreprises pharmaceutiques auraient besoin de démontrer que ces propriétés intellectuelles constituent un investissement en soi. Selon le CIRDI, une propriété intellectuelle est un investissement lorsqu’elle remplit les conditions suivantes : (1) Elle implique un apport en nature et en numéraire ; (2) Elle implique un investissement sur une certaine durée ; (3) Elle implique une prise de risque. Si les entreprises pharmaceutiques ont la possibilité de satisfaire aux deux dernières conditions, l’apport en nature et en numéraire s’avère en particulier ambigu. Alors que les entreprises pharmaceutiques ont mobilisé des ressources pour développer leurs vaccins, ces investissements n’ont pas été déployés sur le territoire de nombreux gouvernements où elles se limitent à la commercialisation de leurs vaccins.
Bras de fer entre gouvernements et entreprises pharmaceutiques
Au-delà de ce débat de savoir si la propriété intellectuelle est un investissement en soi, les entreprises pharmaceutiques pourraient invoquer la norme du traitement juste et équitable. Elles pourraient ainsi remettre en cause les exceptions aux droits de propriété intellectuelle que permettent les accords d’investissement internationaux, entre autres, les accords basés sur le modèle américain.
Toutefois, une telle remise en question s’avère être un processus rempli d’embûches. En raison des circonstances inhabituelles que nous impose la pandémie, les gouvernements pourraient recourir à leur droit souverain pour assurer la protection légitime de la santé publique et, par conséquent, prouver que la dérogation aux droits de la propriété intellectuelle est un exercice non indemnisable. En vertu de la norme du traitement juste et équitable, la dérogation peut relever des objectifs d’intérêt public légitimes, à condition que les gouvernements puissent démontrer un lien raisonnable entre la protection de santé publique et les moyens pour y parvenir. Autrement, la dérogation aux droits de la propriété intellectuelle impliquerait l’indemnisation, notamment, en raison de sa nature expropriatrice et réglementaire qui prive les entreprises pharmaceutiques de leurs droits acquis.
Qui dit dérogation dit indemnisation
À la lumière de ce qui précède, les entreprises pharmaceutiques pourraient se servir de deux normes contre la dérogation, en l’occurrence, la norme d’expropriation et la norme du traitement juste et équitable.
Si la renonciation, même provisoire, entraîne une diminution substantielle de la valeur du brevet, elle serait probablement qualifiée d’expropriation indirecte et nécessiterait une indemnisation à hauteur de la juste valeur marchande du brevet. Si les gouvernements poursuivis proposent une indemnisation ne respectant pas cette norme, les entreprises pharmaceutiques pourraient chercher à récupérer l’intégralité de l’indemnisation en vertu des accords d’investissement internationaux en vigueur.
Par ailleurs, si la diminution de la valeur du brevet n’est pas substantielle, étant donné qu’il conserve une partie considérable de sa valeur après la levée de la dérogation, les entreprises pharmaceutiques pourraient recouvrer leurs « pertes » en vertu de la norme du traitement juste et équitable. Ce terme « perte » est par ailleurs discutable. Il ne se justifie que dans le contexte où le pouvoir politique a choisi de privilégier l’économie du libre marché : les États ont laissé la fabrication des vaccins à l’entreprise privée, tout en lui permettant de profiter de la recherche publique.
Clairement, sans une restructuration des accords internationaux d’investissement, accompagnée d’une remise en question des accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, la bataille entre les pro-dérogation et les anti-dérogation ne s’arrêtera sans doute pas là.