Bien que la numérisation promette des effets positifs sur la croissance économique en Afrique, le continent se trouve déjà contraint à supporter des pots cassés tant sur le plan économique que social et écologique. Un tel sujet, aussi complexe soit-il, est discuté dans cet article rédigé par Cédric Leterme et publié par le Centre tricontinental (CETRI).
Tout le monde, ou presque, en est convaincu : l’essor économique et social de l’Afrique passera par sa « transformation numérique ». Pourtant, le continent paye déjà un lourd tribut social, économique et surtout environnemental pour le développement de ces technologies. Dans ces conditions, peut-on imaginer un développement numérique qui soit à la fois équitable et soutenable pour l’Afrique, mais aussi à l’échelle mondiale ?
« Digital Economy for Africa Initiative » (DE4A, Banque mondiale), « Africa E-commerce Agenda » (Forum de Davos/ITC), « Nairobi Manifesto on the Digital Economy and Inclusive Development in Africa » (CNUCED)…, on ne compte plus les initiatives internationales qui visent à aider l’Afrique à saisir les opportunités offertes par la « révolution numérique ». Elles font écho à la multiplication d’initiatives similaires de la part des États africains eux-mêmes, à la fois aux échelles nationales (ex : « Sénégal numérique 2025 », « Smart Rwanda Master Plan », « Kenya Digital Economy Blueprint »…) et régionales (ex : la « Stratégie de transformation numérique pour l’Afrique » de l’Union africaine).
Ces initiatives visent toutes à remédier au fait que l’Afrique arrive systématiquement en queue de peloton dans les différents classements sur le degré de développement numérique [1]. Une situation qui serait d’autant plus problématique que ce dernier est vu comme une condition désormais indispensable au développement économique et social en général, sans compter les promesses qu’il recèlerait pour « l’inclusion » des catégories de population les plus marginalisées, comme les jeunes ou les femmes, par exemple.
Il y aurait donc un « rattrapage numérique » à effectuer pour l’Afrique, et il serait aussi urgent que nécessaire. Le consensus est tellement large à ce sujet, que la seule chose qui semble encore faire débat ce sont les conditions auxquelles le continent serait le mieux à même de tirer profit des technologies et de l’économie numériques. Un bon exemple en est donné avec les négociations en cours à l’OMC sur le « commerce électronique » [2]. La majorité des pays africains – et de nombreux acteurs de la société civile internationale – considèrent en effet que les règles envisagées risquent de nuire aux intérêts des pays du Sud en général, et des pays africains en particulier. Néanmoins, la question de savoir si le numérique lui-même ne pose pas aussi problème est rarement, voire jamais, posée. « L’économie numérique est là, qu’on le veuille ou non, la question c’est de savoir comment en tirer le meilleur profit », voilà à peu de choses près ce que l’on entend chez la plupart des personnes qui s’intéressent ou qui participent au développement numérique de l’Afrique, y compris dans une perspective progressiste [3].
Pourtant, à l’image du « développement » [4] en général, il semble évident qu’il n’est ni souhaitable ni même possible pour l’Afrique de suivre la même trajectoire numérique que les pays les plus « avancés » en la matière, en particulier pour des raisons environnementales. En effet, les activités numériques sont très loin de l’immatérialité qu’on leur prête en général [5]. Au contraire, elles sont en passe de devenir l’une des principales sources de dégradation environnementale, et il se trouve que c’est probablement l’Afrique qui sera appelée à en payer le plus lourd tribut.
DES TECHNOLOGIES DESTRUCTRICES POUR L’ENVIRONNEMENT
C’est le cas, tout d’abord, parce que bon nombre des matières premières nécessaires à la production et au fonctionnement des différents matériels numériques proviennent d’Afrique. La production de smartphones, par exemple, nécessite le recours à des métaux (plus de 40) dont certains se trouvent en quantité très limitée et dont l’extraction a un coût environnemental particulièrement élevé : déforestation, pollution de l’eau, déchets miniers, émissions de gaz à effet de serre… Un des cas les plus connus est celui du cobalt, un métal clé pour la fabrication des batteries au lithium que l’on retrouve notamment dans les ordinateurs portables et les smartphones. À l’heure actuelle, la République démocratique du Congo (RDC) fournit à elle seule 60% de son approvisionnement mondial, avec des conséquences environnementales et sanitaires tout simplement terrifiantes, sans parler des atteintes aux droits humains et des déstabilisations géopolitiques qui les accompagnent [6]. Certes on peut y voir un cas extrême, mais qui masque une réalité plus générale : l’économie numérique repose sur un « extractivisme » au moins aussi destructeur et insoutenable pour l’Afrique que les industries « classiques ».
Deuxième problème, l’utilisation toujours plus massive et intensive des technologies numériques est également à l’origine d’une hausse colossale de la consommation d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre. Dans une étude relayée par The Guardian, le chercheur suédois Ander Andrae s’alarmait ainsi d’une tendance qui ne fait que s’accroître : « On fait face à un véritable tsunami de données. Tout ce qui peut être numérisé l’est. C’est la tempête parfaite. La 5G arrive, le trafic IP est largement supérieur à ce qu’on attendait, et toutes les voitures, machines, robots et intelligences artificielles sont numérisés, produisant des volumes colossaux de données stockées dans des data centers » [7]. Résultat, le numérique devrait consommer à lui seul 20% de l’électricité mondiale d’ici 2025 et représenter 14% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2040, contribuant ainsi à alimenter un réchauffement climatique dont l’Afrique subit d’ores et déjà les conséquences de façon disproportionnée.
Enfin, l’Afrique paye aussi un prix écologique extrêmement élevé dans la dernière étape du cycle de vie des technologies numériques, à savoir celle de leur recyclage ou de leur mise au déchet. Les Amis de la Terre rappelaient ainsi récemment qu’« une des conséquences de la forte consommation et de la courte durée de vie de nos produits est la production de déchets. En 2014, 41,8 millions de tonnes de déchets électriques et électroniques ont été générées dans le monde… un triste record » [8]. Or, la plus grosse partie de ces déchets finit par être exportée légalement ou illégalement vers des pays du Sud, et notamment en Afrique. Dans un documentaire diffusé sur France 5 en février 2019, les réalisateurs Coraline Salvoch et Alain Pirot montraient comment bon nombre des déchets électroniques de l’Europe finissent leur course dans des décharges illégales et non conformes en Afrique, à l’image de celle d’Accra, au Ghana [9]. Une réalité confirmée par une autre enquête réalisée cette fois en 2018 par l’ONG Basel Action Network, qui estimait quant à elle que l’Europe exporte illégalement 352 474 tonnes de déchets électroniques par an, soit l’équivalent de 2,5 milliards de smartphones. Or, après avoir elle-même traqué la destination finale de certains de ces déchets exportés illégalement, l’ONG a constaté que plus des deux tiers étaient envoyés dans un pays du Sud, avec « l’Afrique comme destination de choix » [10].
RATTRAPER OU TRANSFORMER ?
Tout ceci se révèle évidemment d’autant plus scandaleux que ces dégradations environnementales découlent très largement d’activités de production et de consommation numériques qui ne profitent que marginalement à la région, quand elles ne creusent pas encore plus la fracture entre le continent et le reste du monde [11]. Dans ce contexte, beaucoup d’acteurs se contentent toutefois de réclamer pour l’Afrique une plus grosse part du gâteau numérique, mais sans en remettre en cause ni la taille, ni les conditions de fabrication. Il en va ainsi, par exemple, des propositions qui visent à déconcentrer et/ou à décentraliser une économie numérique mondiale qui ne profite à l’heure actuelle qu’à une poignée de multinationales américaines ou chinoises [12]. Cette perspective est évidemment louable, mais elle oublie trop souvent une donnée fondamentale : même plus démocratique et plus équitable, l’économie numérique actuelle reste intenable d’un point de vue écologique. Dans ce domaine comme dans d’autres, ce qu’il faut viser en priorité, c’est donc plutôt une réduction drastique de l’empreinte environnementale globale, en évoluant notamment vers ce que d’aucuns nomment « l’âge des low tech » [13] ou encore la « sobriété numérique » [14], pour reprendre deux titres de travaux récents.
Dans leurs versions les plus radicales, ces notions renvoient d’abord à l’idée d’une rupture avec l’imaginaire même du numérique et son « toujours plus » (toujours plus d’appareils, toujours plus sophistiqués, toujours plus performants). Il s’agirait donc d’accepter une forme de « décroissance » ou encore de « décolonisation numérique » [15] qui impliquerait notamment de rompre avec l’évidence de certaines évolutions, à l’image de la « nécessaire » numérisation de l’école, de l’administration publique, de l’hôpital… mais aussi de l’Afrique ?
RESPONSABILITÉS COMMUNES MAIS DIFFÉRENCIÉES
Tout dépend de ce que l’on entend par « numérisation ». Au Nord, le terme désigne la poursuite d’un processus qui a déjà largement dépassé ses seuils de soutenabilité. Au Sud, et en Afrique notamment, c’est encore loin d’être le cas. Difficile, dans ces conditions, de ne pas penser au principe de « responsabilités communes mais différenciées » qui prévaut en matière de droit international de l’environnement [16]. Appliqué au numérique, il signifierait que le gros de l’effort de « décroissance numérique » devrait être assumé par les pays et les catégories d’acteurs qui en ont le plus profité jusqu’ici, y compris de façon à laisser aux autres une marge de développement qui ne soit pas immédiatement synonyme de désastre environnemental accru.
La course actuelle à la 5G offre un bon exemple de ce point de vue [17]. En effet, les coûts environnementaux colossaux de cette technologie sont d’autant moins justifiables que ses premiers bénéficiaires se trouvent dans des régions déjà hyperconnectées, alors que la moitié de la population mondiale et plus des deux tiers de la population africaine n’ont même pas encore accès à internet. À l’inverse, son refus pourrait laisser davantage de marge au développement d’une connectivité mondiale plus accessible et moins destructrice de l’environnement, tout en évitant de creuser des écarts déjà abyssaux entre les « exclus » du numérique et ceux qui disposent des technologies les plus à la pointe.
Reste qu’à moins d’envisager une sortie pure et simple du numérique [18], on fera difficilement l’impasse sur une transformation radicale des modes de fabrication, d’utilisation et de recyclage des technologies numériques, y compris en Afrique, si l’on souhaite éviter à la fois la catastrophe écologique et le renforcement des inégalités au sein et entre les pays. Concrètement, cela implique, par exemple, de privilégier des appareils moins perfectionnés mais plus largement accessibles et plus facilement réparables ou recyclables, de favoriser les usages communautaires et/ou partagés plutôt que les usages individuels ou encore de favoriser l’autodétermination numérique grâce à des infrastructures décentralisées et à la généralisation des logiciels libres. [19]
ATOUTS AFRICAINS
Or, dans tous ces domaines, le « retard numérique » de l’Afrique pourrait justement constituer sa chance. D’abord, parce que si beaucoup reste à faire dans la région en matière de numérique, cela signifie aussi que beaucoup reste encore possible. Plus un pays ou une région ont été loin dans un type de développement numérique donné, plus il leur est difficile et coûteux d’en sortir, un phénomène que les spécialistes qualifient de « dépendance au sentier » (path dependency). À l’inverse, il est donc encore temps pour l’Afrique d’éviter beaucoup des erreurs qui ont été commises ailleurs en matière de développement numérique, mais à condition d’agir vite et surtout de s’en donner les moyens, y compris politiques et réglementaires.
Ensuite, parce que les différentes contraintes (économiques, sociales, environnementales, infrastructurelles, etc.) qui pèsent sur les usages et les usagers du numérique en Afrique ont déjà conduit au développement d’initiatives et d’expériences dont certaines se rapprochent des principes de la « low-tech » ou encore de la « sobriété numérique » évoqués plus haut. Le professeur Ramesh Srinivasan du MIT, par exemple, raconte qu’« À Nairobi, au Kenya, j’ai été stupéfait de voir une entreprise d’impression 3D s’installer au coin d’une rue, imprimant joyeusement des objets de la vie quotidienne pour les passants. Leurs imprimantes 3D personnalisées, qui fabriquent tout, des appareils médicaux aux appareils ménagers, ont été bricolées à partir de circuits et de fils récupérés dans des décharges et des centres de recyclage. Non seulement elles ne coûtent qu’une fraction du prix des imprimantes chinoises et même américaines, mais elles sont aussi beaucoup plus robustes et résistantes, capables de supporter la chaleur, le bruit et les autres éléments de ce pays d’Afrique de l’Est. Pourquoi ? Parce qu’elles ont été conçues par des Kenyans pour leur environnement local et leurs compatriotes » [20].
Il ne s’agit évidemment pas ici d’idéaliser cette « culture de la débrouille » [21], ni encore moins d’en éluder les ambivalences et les limites bien réelles. Mais simplement de souligner, notamment avec M. Srinivasan, que c’est peut-être là, malgré tout, que se dessinent les contours d’un avenir (plus) souhaitable pour le numérique. Bien plus, en tout cas, que dans les fantasmes de toute-puissance des géants de la Silicon Valley.
NOTES
[1] Voir, par exemple, les données compilées par l’Union internationale des télécommunications : https://www.itu.int/en/ITU-D/Statistics/Pages/facts/default.aspx ; ou encore la CNUCED : https://unctad.org/en/Pages/DTL/STI_and_ICTs/ICT4D-Measurement.aspx.
[2] Pour plus de détails sur l’origine et les enjeux de ces négociations : Cédric Leterme, « Bataille atour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019 : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/11/LETERME/60937.
[3] Ce fut le cas, par exemple, dans le séminaire organisé par le Centre Sud (avec la participation du CETRI) en mai 2019 à destination des pays africains francophones : « Les règles du commerce électronique à l’OMC ? Implications pour les pays en développement ». Au-delà des divergences de vues sur la position à adopter face aux négociations à l’OMC, tous les participants semblaient en effet d’accord sur le caractère inéluctable de la « révolution numérique ».
[4] Sur cette notion et les débats qui la traversent, lire notamment : « Changer le modèle ici et maintenant ? », Alternatives Sud, vol. XXIII, n°3, 2016.
[5] Sur ce point, lire notamment : S. Chen, « « Immatérielle », l’expansion mondiale des TIC ? », Alternatives Sud, vol. XXVII, n°1, 2020 : https://www.cetri.be/Immaterielle-l-expansion-mondiale-5285.
[6] Sur ce point, lire notamment : C. Braeckman, « Congo : les mines de cobalt, scandale écologique et désastre sanitaire », Le Soir, 4 février 2020 : https://plus.lesoir.be/277428/article/2020-02-04/congo-les-mines-de-cobalt-scandale-ecologique-et-desastre-sanitaire.
[7] « ‘Tsunami of data’ could consume one fifth of global electricity by 2025 », The Guardian, 11 décembre 2017 : https://amp.theguardian.com/environment/2017/dec/11/tsunami-of-data-could-consume-fifth-global-electricity-by-2025.
[8] « Les dessous de la high tech », Les Amis de la Terre : http://dessousdelahightech.org/jeter/.
[9] C. Salvoch et A. Pirot, « Déchets électroniques : le grand détournement » : http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/55455_1.
[10] Basel Action Network, « Holes in the Circular Economy WEEE Leakage from Europe », 2018 : https://www.digitalbusiness.africa/wp-content/uploads/2019/03/Holes_in_the_Circular_Economy-_WEEE_Leakage_from_Europe.pdf.
[11] Sur ce point, lire : « Impasses numériques », Alternatives Sud, vol. XXVII, n°1, 2020 : https://www.cetri.be/Impasses-numeriques.
[12] On en trouve par exemple une des versions les plus ambitieuses et radicales dans les propositions formulées par l’ONG indienne IT for Change (pour un aperçu, voir ici : A. Gurumurthy, D. Bharthur, N. Chami, « Plateform Planet : Development in the intelligence economy », IT for Change, 2019 : https://itforchange.net/sites/default/files/add/Report-Platform%20Planet_Development_in_the_intelligence_economy.pdf), lesquelles restent malgré tout largement muette sur les contraintes environnementales dans lesquelles de telles propositions pourraient être envisagées.
[13] Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, Seuil, 2014.
[14] The Shift Projetc, « Pour une sobriété numérique », 2018 : https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2018/11/Rapport-final-v8-WEB.pdf.
[15] Au sens de lutte contre l’emprise croissante des technologies numériques sur tous les aspects de notre existence. Voir, à ce sujet, Roberto Casati, Contre le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2013.
[16] Sur ce thème, se référer notamment au prochain numéro d’Alternatives Sud : « L’urgence écologique vue du Sud », à paraître en septembre 2020.
[17] Sur les enjeux soulevés par la 5G, lire entre autres le hors-série du journal Kairos : « 5G : Face au conte de fées, le compte des faits » : https://www.kairospresse.be/article/hors-serie-sur-la-5g/.
[18] Une position, certes minoritaire, mais qui ne manque pas d’arguments, y compris d’un point de vue politique et philosophique (cf. par exemple : Julia Lainae et Nicolas Alep, Contre l’alternumérisme, Babelio, 2020). Elle paraît néanmoins difficilement praticable à court-moyen terme, compte tenu du degré de numérisation déjà atteint à l’échelle mondiale.
[19] Pour quelques pistes de cet ordre : Éric Vidalenc, Pour une écologie numérique, Paris, Les petits matins, 2019 ou encore Bihouix, L’âge des low tech, op. cit.
[20] R. Srinivasan, « Opinion : The Global South Is Redefining Tech Innovation », WIRED, 11 juillet 2019 : https://www.wired.com/story/opinion-the-global-south-is-redefining-tech-innovation/.
[21] À l’image, par exemple, de la Banque mondiale qui en fait un facteur clé « d’innovation » : K. Nonvignon, « Les innovations low-tech sauveront l’Afrique », Banque mondiale Blogs, 11 juin 2019 : https://blogs.worldbank.org/fr/youth-transforming-africa/les-innovations-low-tech-sauveront-lafrique